Axes scientifiques
- Axe 1 : Territoires, Transitions, Transmissions (3T)
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Dans le langage courant, le territoire, qu’il soit urbain ou rural, est aujourd’hui principalement un lieu politique. Le terme latin territorius désigne à l’origine une zone conquise par l’armée romaine et gouvernée par une autorité militaire. Comment déplier, développer, déconstruire cette approche qui, pour n’en être pas moins vraie, reste réductrice, à l’heure où le territoire s’étend ou se rétrécit du fait des conflits, s’administre, s’aménage, se surveille, s’occupe, ou se régénère ? « Le territoire est une base pour la conquête. Le territoire exige qu’on y plante et légitime la filiation. Le territoire se définit par ses limites, qu’il faut étendre », explique ainsi Édouard Glissant. Parler de territoire, c’est bien sûr évoquer, d’un côté, l’héritage culturel et les vestiges qui caractérisent un espace circonscrit, et de l’autre, la géographie qui le façonne. Avant tout, néanmoins, c’est parler de la manière dont nature et culture s’interpénètrent sans cesse. Cet axe envisagera donc la notion de territoire sous ses multiples facettes, à différentes échelles, du local et du global, et sur la longue durée, de l’holocène à l’anthropocène. On y analysera sans a priori toutes les idées qu’elle porte en elle : celles de paysage, de proximité, de ressources, ou de communs, de représentations sociales ou artistiques, par exemple, mais aussi, parfois, d’isolement, de subordination, voire de colonisation. On touche donc d’entrée de jeu à des questions de maîtrise du territoire, qui invitent également à intégrer les rapports au vivant et à la biodiversité. En creux, cette notion renvoie aussi à la déterritorialisation de l’état, idée que l’on pourra traiter d’un point de vue, géographique, social, économique, ou bien sûr, philosophique. La « déterritorialisation » sous-entend fréquemment un phénomène quasi simultané de « reterritorialisation » – pour reprendre ici un binôme phare pensé par Deleuze et Guattari – qu’il conviendra de ne pas occulter. Par ailleurs, aujourd’hui, il paraît nécessaire de s’intéresser à l’idée de transition sous toutes ses formes (démographiques, sociales, environnementales, architecturales). Si la transition écologique, par exemple, ne saurait se cantonner à un espace bien délimité, elle influence néanmoins son développement. À l’inverse, les dynamiques locales permettent parfois de résoudre, à petite ou moyenne échelle, des problèmes globaux d’une grande complexité. L’habitabilité des territoires en contexte de transition incite à adopter une approche systémique, articulant habitats et modes de vie dans une perspective interdisciplinaire inédite. Ces enjeux de transition sont aussi, d’une certaine manière, des enjeux de transmission. Comment former et éduquer à l’écocitoyenneté, à l’adaptation au changement climatique et à des modes de vie durables ? Plus globalement, en lien avec la triple thématique de l’axe, on pourra s’interroger sur la manière dont la transmission crée les liens sociaux au sein d’un territoire et entre territoires, et sur la manière dont l’héritage territorial et les savoirs (le patrimoine, la langue, les coutumes locales, etc.) se transmettent, circulent ou se traduisent, à travers l’art, qu’il soit théâtral, pictural, littéraire ou musical.
- Axe 2 : Révolutions, Réformes, Ruptures (3R)
- Cet axe repose sur les intérêts de longue date porté par le site clermontois au thème de la révolution. Ainsi, au début des années 1970, est créé le Centre de Recherches Révolutionnaires et Romantiques (CRRR) de l’université Blaise-Pascal. Le colloque Les Fêtes de la Révolution (Société des Études robespierristes, 1974) se tient peu après. Ce tropisme ne s’est jamais démenti au fil des ans, et s’est propagé à de multiples disciplines.
Il faut dire que, des révoltes de l’Antiquité au Printemps arabe, en passant par les jaqueries du Moyen Âge, la Glorieuse Révolution, la Révolution française, ou la révolution industrielle, il n’existe pas d’époque qui ne soit marquée au fer rouge du sceau de l’insurrection, de la révolte ou de l’émeute. Si l’histoire révolutionnaire continue à fasciner aujourd’hui, c’est qu’elle interroge en profondeur les valeurs, les modèles, les rejets de nos civilisations. Pensé sur un temps long, cet axe doit permettre de comprendre comment, de l’Antiquité au XXIe siècle, les peuples ont forgé leur indépendance, se sont révoltés, ont tracé de nouvelles singularités. Il s’agira aussi de mettre en évidence les causes de ces révolutions, qu’elles soient politiques, culturelles, religieuses, philosophiques, linguistiques, éducatives, artistiques, économiques ou encore numériques, sans que cet objectif ne soit l’unique raison d’être de cet axe. D’autres questions pourront en effet être abordées : comment les lois ont-elles accompagné les transformations de la société ? Comment, avec le recul, les juge-t-on, et comment les rébellions multiples de notre monde ont-elles détruit autant que construit ? Et comment vit-on, aujourd’hui, avec leur héritage ? S’intéresser à la révolution, qui fait table rase d’un passé jugé indésirable pour proposer de nouvelles voies, demande en creux d’analyser son pendant, la réforme, qui caractérise quant à elle une forme de « rétablissement dans l’ordre, dans l’ancienne forme, ou dans une meilleure forme » (CNRTL). Pourtant, ce rétablissement signifie parfois, aussi, un mouvement puissant de renouvellement, qu’il soit spirituel, social, ou intellectuel. Quand certains, hier, au nom de la réforme, prétendaient transformaient le Christianisme, ou plus tard, réorganiser les systèmes pénitentiaires, d’autres, aujourd’hui, ambitionnent de réformer le système des retraites, de modifier en profondeur les systèmes scolaires ou bien de repenser les classements culturels et artistique. Or, en quoi réformer est-il plus acceptable socialement que révolutionner ? Et comment évaluer les multiples réformes qui traversent et fractionnent nos sociétés, parfois jusqu’à un point de non-retour, ou de rupture ? Il conviendra aussi, en effet, de questionner cette idée de rupture par tous les prismes disciplinaires possibles (historiques, géographiques, juridiques, linguistiques, artistiques, architecturaux, économiques, éducatifs, anthropologiques, littéraires, philosophiques, sociaux…). La rupture induit un changement radical dans la manière de comprendre et de représenter le monde (la rupture épistémologique continue aujourd’hui nombres d’analyses en littérature comme en sciences humaines et sociales), elle sous-tend un arrêt, une interruption brutale, une annulation, sans présager d’aucune forme d’avenir : on rompt un traité, on rompt un ban. Elle implique donc, de fait, une forme de violence, qui peut être symbolique ou affective, qui peut s’ancrer durablement dans le paysage — on s’intéressera ainsi aux phénomènes de discontinuité spatiales –- et qui peut tordre ou rompre le fil du temps –- on pensera ici à l’effondrement des civilisations, à l’annihilation des peuples, à l’effacement des histoires. Les trois notions au cœur de l’axe 2 seront donc utilisées pour montrer comment les sociétés, de tout temps, ont évolué par révolution, réformes, et/ou ruptures successives, suscitant par là-même des modes de résistance, organisée ou non, à ces mouvements tantôt progressifs, tantôt brutaux. - Axe 3 : Travail, Emplois et SociéTé
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On a beaucoup écrit sur l’automatisation du travail à l’issue de la Révolution industrielle. Le capitalisme a par la suite généré son lot d’approches critiques sur les processus de production et de consommation qu’il a démultipliés. Aujourd’hui, à l’ère du numérique et du post-humain, il convient de repenser cette notion à l’aune de nouvelles approches (quid du télétravail ? De la digitalisation ? De l’Intelligence artificielle ? De la santé au travail ?), sans pour autant négliger les apports historiques, philosophiques, anthropologiques, sociaux qui ont contribué à appréhender le travail au fil des siècles et permettent de continuer à le penser à l’aune des nouveaux enjeux climatiques. Marx, on le sait, a célébré le triomphe de l’animal laborans. Hannah Arendt, dans la Condition de l'homme moderne, distinguait quant à elle deux types de travail : celui, répétitif, cyclique, par lequel l’être humain transforme la nature pour produire des biens utiles à son existence, et celui qui fait œuvre, autrement dit, celui qui fabrique des objets conçus pour durer, et non des produits de consommation. Alors que, pour la philosophe allemande naturalisée américaine, le travail proprement dit est voué à se répéter indéfiniment, l’œuvre a, en ce qui la concerne, un début et une fin, et surtout, elle nous survit. Cette tension entre le travail et l’œuvre pourra être l’une des multiples voies d’approche de ce nouvel axe, qui a vocation à s’ouvrir autant aux sciences de gestion qu’à la littérature, au droit qu’à la philosophie, et, plus largement, à tout le spectre disciplinaire couvert par les laboratoires que la MSH de Clermont-Ferrand fédère. Qu’il soit perçu comme une souffrance, en lien avec une étymologie parfois contestée (tripalium), ou comme un moyen d’émancipation, le travail interroge les notions d’isolement, de liberté, et d’interdépendance. Au cœur de la condition humaine, il est, bien souvent, ce qui fait société : si travailler permet souvent un sentiment d’insertion, être sans emploi entraîne l’inquiétude, l’anxiété, la mise au ban, la marginalisation, l’exclusion. Ces phénomènes doivent faire l’objet d’une attention renouvelée de la part des SHS, qui ont vocation à analyser la manière dont nous faisons sens du monde qui nous entoure. S’intéresser aux trois notions portées par ce nouvel axe revient aussi, de facto, à essayer de déterminer les rapports entre formation et travail (renouvellement des modalités d’apprentissage, accès à l’emploi, normes et ergonomie) ; à réfléchir aux mues politiques, culturelles et économiques des sociétés du travail (économie sociale et solidaire, commerce équitable, décroissance, responsabilité sociale et environnementale notamment) ; à s’efforcer de comprendre comment travail et emploi sont représentés d’une culture à une autre, d’une époque à une autre, d’un territoire à un autre (en questionnant leur capital social et leurs dynamiques). Elles entraînent de surcroît nombre de questions sur les rapports entre l’humain et la machine (souvent fantasmés par la science-fiction), l’artisanat et l’art, l’échange et le commerce, la production et l’épuisement du vivant, l’action et l’inaction, le dominant et le dominé. Le travail en dit long, en effet, sur les rapports de domination qui ont de tout temps régi la société : que l’on pense à l’esclavage, à la femme reléguée à son foyer, aux luttes ouvrières, on se frotte systématiquement à des questions connexes d’autonomie, d’assujettissement, d’avilissement, de paupérisation. Dans un livre blanc sur le travail intitulé « 30 ans de recherches en sciences humaines et sociales sur le travail… et après ? », les auteurs, Thierry Berthet et Delphine Mercier, soulignent, concernant les recherches françaises sur le travail depuis 1990, une centralisation insuffisante des données, un manque d’articulation entre recherche et politiques publiques, et des lacunes dans la diffusion et la valorisation de travaux à l’international. Ces défaillances constituent autant de cibles à atteindre pour les chercheurs et les chercheuses (au sens large) de la MSH de Clermont-Ferrand, quelles que soient leurs spécialités.
- Traverse
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Proposer une « Traverse » revient à penser et interroger nos cultures scientifiques et à défendre une science résolument « ouverte ». Cette traverse impose de valoriser et de réinventer des pratiques scientifiques communes et partagées entre enseignants-chercheurs, chercheurs, ingénieurs, doctorants et étudiants de master. La nécessité de cette traverse découle aussi d’une réflexion collective, inter-unités, à propos des nouveaux outils des lettres, sciences humaines et sociales, et du positionnement du chercheur face à ces outils récents, numériques ou non, et aux interrogations qu’ils soulèvent. Au sein des laboratoires qui irriguent la MSH, de nouvelles manières de faire de la recherche sont mises en place. On citera, par exemple, la recherche-création, qui produit des protocoles expérimentaux, et qui refuse l’idée d’un monde où seraient clairement distingués les processus d’élaboration d’une œuvre de ceux de son analyse : plusieurs unités associées à la MSH de Clermont-Ferrand investissent ce champ actuellement. On pense aussi à la recherche-action, menée en collaboration entre un collectif et un ou plusieurs chercheurs, que nous pratiquons à la MSH via un projet Interreg-Sudoe (« Cultur-Monts »). On mentionnera par ailleurs la recherche participative, qui fait appel à des citoyens ou des associations et qui produit des connaissances précises sur un sujet donné (projet « Spectacles de curiosités »). Ce type de recherche génère des enquêtes, propose des prototypes, et associe à la réflexion scientifique pure des pratiques de terrain inspirantes. On abordera enfin l’Intelligence Artificielle (projet « EncyclopédIA »), qui donne déjà lieu à plusieurs projets de recherche en SHS, et qui en transforme le périmètre. Ces nouvelles pratiques proposent toutes, à leur manière, une production neuve et un accès alternatif au savoir, et se déploient aisément dans les MSH, qui sont des espaces labiles, poreux, et adaptables.
Au sein de la MSH de Clermont-Ferrand, les façons de mener des recherches en SHS sont donc multiples et s’adaptent à ces nouveaux outils. Par ailleurs, les plateformes ont dans le domaine de l’innovation méthodologique un rôle moteur : ce sont en effet de puissants leviers d’expérimentation, de transfert et de compréhension d’enjeux phares, comme celui de la science ouverte et, plus généralement, celui de la donnée. Les bonnes pratiques dans l’acquisition, l’utilisation, le partage, la réutilisation et l’archivage des données pour la recherche scientifique sont naturellement au cœur des nouveaux enjeux de la MSH de Clermont-Ferrand. Elle se doit donc de former, d’orienter, d’accompagner, tout en initiant de nouvelles mises en réseau.Au-delà de ces constats, cette traverse nous permettra de réfléchir collectivement à des interrogations tant éthiques que scientifiques, notamment en lien avec des questions d’éthique scientifique : quel est l’apport des nouveaux outils de la recherche en SHS ? Quelles réflexions mobiliser pour les perfectionner et les adapter aux contraintes de la recherche aujourd’hui ? Comment protéger et assurer la pérennité des bases de données que nous produisons ?
On le voit, les nouveaux outils des lettres, sciences humaines et sociales amènent une réflexivité nécessaire sur nos propres pratiques, et conduisent aussi à penser ou repenser la manière dont nous diffusons les résultats de notre recherche. L’écriture vidéo, par exemple, est autant un outil qu’un moyen de faire connaître et de toucher des publics différents. En mobilisant l’équipe des Presses universitaires Blaise-Pascal, les productions éditoriales classiques doivent être diversifiées à la faveur de nouveaux objets hybrides favorisant une nouvelle dissémination de la recherche. L’élaboration, la production, la diffusion, la valorisation et la certification (fact checking) des données de la recherche seront donc autant d’objets de questionnements et d’approches croisées au sein de cette traverse, qui sera animée par un chercheur en binôme avec un ingénieur.